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Le Cri, le média Chrétien, radical et joyeux

Javier Cercas : « Peut-être que le Christ riait et que les apôtres ne nous l’ont pas raconté » 

Le dernier livre de Javier Cercas parle du pape François. C’est sur une proposition du Saint-Siège que l’auteur espagnol l’a écrit. Mais il a mis une drôle de condition à ce défi, pouvoir poser cette question au souverain pontife : « Ma mère reverra-t-elle mon père après la mort ? » Au cœur de la foi chrétienne, cette énigme a poussé l’écrivain à se défaire de ses préjugés et à se réconcilier avec le christianisme, forcément révolutionnaire. 

Publié le 24 Nov 2025

Javier Cercas m’a donné rendez-vous dans un quartier cossu des hauteurs de Barcelone. La chaleur moite de cette soirée d’automne ne l’empêche pas de porter un costume foncé et une chemise à manches longues. Ravi de rencontrer Le Cri, l’écrivain ne cache pas sa curiosité pour ce nouveau média. Avant même de s’asseoir, il lance malicieusement : « En même temps, c’est logique, le christianisme est forcément de gauche… » Je souris. Cet athée, « anticlérical et militant laïc » comme il aime à se présenter, n’aurait jamais parlé d’une telle « évidence » sans avoir écrit son livre sur François. 

Dans de nombreuses interviews, l’auteur de 63 ans raconte avoir perdu la foi à l’adolescence en lisant le roman Saint Manuel Bueno, martyr de Miguel de Unamuno (1864-1936). Expliquer la façon dont la littérature a remplacé sa foi est une posture poétique – Javier Cercas sait se mettre en scène, et il est d’abord ce grand écrivain plusieurs fois primé et traduit dans une vingtaine de langues. Il n’empêche que lorsqu’il raconte la perte de sa foi, transformée en angoisse, cette « boule dans la gorge », conséquence de « l’absence de Dieu » impossible à combler, Javier Cercas est d’une touchante sincérité. Cette anxiété, je m’y identifie moi-même pour l’avoir ressentie en perdant la foi au même âge, avant de la retrouver auprès des missionnaires en Argentine quelque temps plus tard, la même année que l’élection du pape François. « Ça n’aura pas duré longtemps ! » me taquine Javier Cercas. Ces « fous » des périphéries m’avaient fascinée et convaincue. Cela nous fait un point commun, lui et moi. 

Le Cri : Vos parents étaient très croyants. Comment ont-ils vécu votre éloignement de la foi à 14 ans ? 

Javier Cercas : Je n’en ai jamais parlé explicitement avec eux, mais ils l’ont remarqué, car mes sœurs ont aussi perdu la foi. Je suis passé d’une enfance heureuse, sûre et cadrée par mon éducation catholique à l’incertitude et la découverte du monde. Or, mes parents étaient si pieux qu’ils ne m’ont jamais rien dit : un vrai croyant n’impose pas sa foi. Aujourd’hui, je suis admiratif, cela a dû être dur pour eux. Ils l’ont sans doute vécu comme un échec, surtout ma mère. Elle m’a simplement demandé deux choses : faire baptiser mes enfants et me marier à l’église, ce que j’ai fait. 

Était-ce une rébellion logique contre vos parents et contre le franquisme soutenu par l’Église catholique espagnole ? 

Absolument. En Espagne, il existe une phobie anticatholique très compréhensible. Moi-même je l’ai ressentie. Le franquisme était un modèle national catholique, où régime et religion étaient la même chose. La guerre civile était un conflit religieux, même si on tend à l’oublier. Près de 7 000 prêtres et religieuses ont été assassinés, et les catholiques se sont raccrochés à ceux qui ne les tuaient pas. Mais le catholicisme en Espagne a été désastreux tout au long de l’histoire, pas seulement sous Franco. Aussi, ne plus croire était une rébellion contre le franquisme et un rejet de ma famille catholique, même si je ne me suis jamais disputé avec mes parents. 

Est-ce pour votre mère que vous avez décidé d’écrire ce livre ? 

Il y a deux raisons. D’abord par opportunité : celle d’écrire un livre que jamais personne n’avait écrit. Le livre peut être mauvais, il n’empêche qu’il n’en existe pas un comme celui-là. Ensuite, par nécessité, pour répondre à cette question d’enfant qui est celle de ma mère et celle au cœur de la foi chrétienne : la résurrection de la chair et la vie éternelle. Pour cela, j’ai dû me défaire de mes préjugés pour adopter un regard neuf. Je voulais comprendre ce que dit l’Église catholique, qui la gouverne et qui la compose aujourd’hui. Tout m’a surpris, du début du livre jusqu’à l’appel du pape au moment du décès de ma mère. 

La réponse de François à votre question, que vous ne dévoilez qu’à la fin du livre, est simple et sans détour : qu’a-t-elle provoqué chez vous ? 

J’étais abasourdi, perplexe. Tout le monde m’avait assuré qu’il donnerait une grande explication basée sur des passages de la Bible. Or, sa réponse a été courte et immédiate. Mais elle ne m’a pas réconforté. Il aurait fallu que j’aie la foi. Or, je l’ai perdue et je ne saurais comment la récupérer. Cet ouvrage ne m’a pas permis de le faire. Comme le dit le cardinal Tolentino dans le livre, la foi est une intuition poétique et je ne crois pas que cela ait à voir avec la raison. On ne décide pas d’avoir la foi. 

Ce livre ne vous a donc pas permis de vous libérer de cette angoisse de l’absence de Dieu. 

Le « fou sans Dieu », cette déclinaison de moi-même dans le livre – même si tout ce que j’y écris est vrai –, nous représente tous. Nous vivons tous dans un monde sans Dieu, surtout les Occidentaux. Dans son fragment célèbre du Gai Savoir, Nietzsche raconte avec lucidité l’histoire du fou sortant dans la rue en plein jour avec une lanterne allumée pour crier que Dieu est mort et que nous l’avons tué. Or, contrairement à ce que l’on croit, le fou n’est pas heureux, mais accablé. Car si Dieu est mort, tout s’effondre. Si Dieu n’existe pas, comme dit Ivan Karamazov dans le roman de Dostoïevski, tout est permis. Que reste-t-il ? Les grands auteurs du XXe siècle ont tenté de répondre à cette question qui reste en suspens : « Et maintenant, quoi ? » Le « fou sans Dieu » éprouve cette nostalgie de l’absolu dont parle George Steiner. Il n’y a pas de réponse, probablement juste l’angoisse. 

Croire en la vie éternelle, n’est-ce pas une forme de révolution et un refus du nihilisme et de l’angoisse ? 

Refuser la mort est la plus grande subversion. Le christianisme est une révolution sociale évidente et une révolution métaphysique. Il n’y a pas de plus grande rébellion que de dire que la mort n’existe pas. C’est un scandale, une folie ! 

Une folie que l’on retrouve chez les missionnaires de Mongolie. 

Ils représentent l’Église primitive du Christ. Je crois que pour être chrétien, il faut être radical, comme ces missionnaires qui abandonnent leur maison, leur pays, leurs ambitions et qui vont au bout du monde pour aider les plus fragiles. Sans folie, c’est impossible. Le pape François lui-même le disait. Les missionnaires ne cherchent pas à convaincre les autres de leur foi, cette vision est dépassée. Mais par leur comportement, ils suivent le message du Christ et incarnent leurs convictions jusqu’au bout. Bien sûr, il est possible d’être un bon chrétien à Paris, avec cet esprit de radicalité. 

Est-ce que je peux vous décrire comme un écrivain missionnaire ? 

[Rires.] Je m’identifie à 100 % à leur folie. Tout bon écrivain est fou et d’une certaine façon missionnaire. Les grands auteurs, Baudelaire, Kafka, Joyce, etc., ont dévoué leur vie à l’écriture et voyaient leur art comme un sacerdoce et une vocation. 

De quoi l’Église a-t-elle besoin aujourd’hui ? De radicalité ? 

Totalement ! Le Christ était un type dangereux et radical : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée », dit-il dans l’évangile de Matthieu. Jésus marchait avec des prostituées, des pauvres, des malades en disant que tous les hommes sont égaux dans une société où régnait l’esclavage. Et on l’a crucifié ! Un châtiment réservé aux criminels : c’est ça le christianisme du Christ, quelque chose à l’opposé d’un esprit bourgeois, comme le disait Charles Péguy. Et c’est ce qu’a voulu faire François : sortir le Christ de la sacristie, le remettre au centre de l’Église et du monde. Aujourd’hui, l’Église a besoin d’être missionnaire, d’une révolution linguistique et du rire, cette grâce divine. Tout ce qui va contre l’ironie et le sens de l’humour n’est pas bon. François revendiquait cela, radicalement. Peut-être que le Christ riait et que les apôtres ne nous l’ont pas raconté. Enfin, l’Église a besoin d’une révolution qui consiste à retourner au christianisme primitif, qui n’a rien à voir avec ce que nous avons connu en Europe. François n’a pas pu mener à bien ce projet, car un pape ne peut pas tout et il serait absurde de le penser. 

Vous écrivez votre surprise qu’on interroge le pape uniquement sur des sujets politiques et géopolitiques et non sur des sujets religieux. N’est-ce pas paradoxal pour un athée anticlérical que d’attendre des réponses spirituelles ? 

Ce qui est paradoxal, c’est de ne pas poser de questions spirituelles ! C’est le cœur du livre. Je voulais comprendre l’Église, dont le vrai pouvoir réside dans le spirituel. Je n’occulte pas la dimension politique, mais l’essentiel n’est pas là. Une des grandes perversions du christianisme est son association avec le pouvoir, perversion qui débute au moment où Constantin allie la religion à l’Empire. Depuis longtemps, les papes n’ont plus de pouvoir exécutif réel. Léon XIV peut aller au balcon et dire trois fois : « Plus jamais la guerre ! », les combattants ne vont pas baisser les armes pour autant. Cependant, l’Église dispose d’une influence qu’elle doit exercer. François avait une proposition radicale et engagée qui en a perturbé plus d’un, notamment l’Église espagnole qui a été très vindicative contre lui. 

En Espagne, le parti d’extrême droite Vox utilise le christianisme pour défendre un argumentaire identitaire. L’Église espagnole commence à s’y opposer. Qu’en pensez-vous  ? 

Le Christ le dit : il est d’abord aux côtés des pauvres, des migrants, des plus vulnérables. Alors le christianisme ne peut être que de gauche. C’est aussi simple que ça. Un christianisme sans le Christ peut être de droite, mais avec le Christ au centre, c’est impossible. C’est comme une paëlla sans riz. Quant à Vox, ils n’ont rien à voir avec le christianisme. Je dis toujours que l’Église devrait les menacer d’excommunication car ils ne sont pas catholiques, il suffit de lire les évangiles. 

Cet été, le curé d’un village de Castille-la-Manche a rappelé à ses fidèles de traiter dignement les saisonniers migrants lors d’une homélie. Grand scandale ! Il n’a pourtant fait que son travail : la justice sociale est ce qu’il y a de plus chrétien. Mais la gauche ne le comprend pas non plus : ma génération, marquée par le franquisme, ne peut pas entendre un catholicisme de gauche. Elle le voit nécessairement réactionnaire. Bien sûr, il y a la question de l’avortement, des abus, de la place des femmes. Tout cela est vrai et j’en parle dans le livre, mais ce n’est ni toute la vérité de l’Église ni l’essentiel de l’ouvrage. 

Les jeunes générations n’ont pas été élevées dans la religion catholique et entretiennent une relation plus saine avec celle-ci. La curiosité a remplacé la phobie et c’est une grande chance. Les séminaires et les églises sont vides, l’Église doit se saisir de cette opportunité pour devenir plus militante. 

Javier Cercas, Le Fou de Dieu au bout du monde (titre original : El Loco de Dios en el fin del mundo), traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, Actes Sud, 480 p., 24,50 €. 

Photo Guia Besana 

Propos recueillis par Marie Bail 

Cet entretien publié dans le premier numéro du Cri vous est offert. N’hésitez pas à acheter ce numéro ou à vous abonner !

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