Par Mathieu Yon
Photo de Juan Robert
À la fin de l’année, cela fera dix ans que je suis maraîcher, et j’ai le sentiment d’être à un tournant. Depuis le début de mon activité, je suis passé par tous les statuts : salarié d’une coopérative d’activité agricole, cotisant solidaire, enfin agriculteur à titre principal. J’ai connu la plupart des modes de commercialisation : marché de plein vent, boutique de producteurs, magasins bios, paniers, restauration collective, restaurants, grande distribution… J’ai même tenté la sécurité sociale de l’alimentation !
D’un point de vue technique, également, j’ai vécu l’enthousiasme du « maraîchage sur sol vivant » et du « maraîchage bio-intensif sur petite surface », avant de passer à son application concrète, dans la durée. Et je n’ai pas été déçu ! Enfin si, un peu quand même. Que voulez-vous, les faits sont têtus, comme on dit. Cela ne me réjouit pas vraiment, mais je crois que j’arrive au bout. Je ne vais pas dresser un « bilan », ce serait ridicule. Mais je voudrais proposer quelques observations.
Pour commencer, être paysan n’a rien de romantique, ou alors cela ne dure pas longtemps. C’est un métier qui supporte mal l’imaginaire et l’inefficacité. Être paysan, c’est vivre du travail de son corps et de la terre, avec le sentiment troublant que les deux se confondent, que la terre est à nous, ou que nous sommes à elle. Cette idée n’est pas réactionnaire ou conservatrice. Elle est simplement anachronique. Les paysans, et c’est le comble, vivent à contretemps de la société.
Un décalage avec les citoyens
Ce décalage induit beaucoup d’attentes et de représentations de la part des citoyens. Dans les faits, il entraîne un éloignement et une séparation, malgré les tentatives plus ou moins fructueuses d’y remédier. Je pense aux Soulèvements de la Terre, qui mettent la reprise de terre au centre des préoccupations écologiques. Ou bien à la Confédération paysanne, qui espère qu’un pacte entre les paysans et les consommateurs est encore possible, ce dont je commence à douter. À droite et à l’extrême droite, j’imagine qu’il existe également des tentatives pour combler ce fossé grandissant entre la société et le « monde rural », qui n’a plus rien d’un monde, justement. Que voulez-vous, on ne peut pas représenter 1,5 % de la population active française et prétendre être un « monde ». Une classe sociale, peut-être ? De ce côté-là, cela semble trop tard, ou trop tôt. Mais on ne sait jamais, peut-être que le pays passera de 500 000 paysans à dix millions, comme ça, par magie ou par militantisme !
Je m’aperçois que mon ton est sarcastique et je m’en excuse. Comme je vous le disais, j’arrive au bout, et je vais probablement arrêter mon activité de maraîchage. C’est rare qu’un paysan dise qu’il arrête. Pour être honnête, ça ne se fait pas. Il faut sortir par la petite porte, sans rien abîmer ni déplacer. Le monde paysan est fragile, il ne faut pas trop le déranger. Et puis, les citoyens français (ou les consommateurs, je n’arrive plus à faire la différence), il faut les ménager eux aussi. Ils ont besoin d’imaginer le paysan heureux, comme Sisyphe. Ils n’ont pas besoin de tout savoir ni même un peu, ils ne comprendraient pas. Ils ont juste besoin qu’on leur dise qui sont les gentils paysans et qui sont les méchants. La plupart du temps, cela se résume ainsi : les bios d’un côté, les conventionnels de l’autre. Ou alors, dans une version plus élaborée : les petits paysans et les gros exploitants.
« Petit paysan bio »
Moi, je suis un « petit paysan bio » (enfin, plus pour très longtemps). Le nec plus ultra, la crème de la crème. Entre nous, je n’ai jamais aimé cette place, qui me foutait en dehors de ma condition agricole sans me demander mon avis, comme si j’étais à part, mieux que les autres, que c’était moi le gentil, l’histoire à raconter, à faire connaître, à multiplier. Franchement, j’aurais bien aimé multiplier mon histoire. Mais pas comme ça, pas avec ces arguments. Avec ce type de discours, vous pensez qu’on va revitaliser la paysannerie ? Lui redonner espoir ? Ou plutôt accentuer son sentiment d’abandon ? Si les nouveaux paysans (les « néos », comme on dit) arrivent en voulant remplacer les anciens, vous croyez que ça va se passer comment ?
Heureusement (voilà que je redeviens sarcastique), devenir paysan, ça ne branche pas grand monde. Pas assez en tout cas. Est-ce que les fermes s’agrandissent parce qu’il y a moins d’agriculteurs ? Ou est-ce qu’il y a moins d’agriculteurs parce que les fermes s’agrandissent ? Vous ne voyez pas la différence entre les deux questions ? Pour être honnête, moi non plus. Pourtant, elles agitent l’ensemble du syndicalisme agricole, qui se chamaille pour savoir qui a raison, qui de l’œuf ou de la poule est arrivé en premier. En vérité, on s’en fout de savoir qui a raison. Les faits sont là : il y a de moins en moins de paysans et les fermes s’agrandissent. Et ça marche dans les deux sens.
Un malentendu
Il y a un autre malentendu sur ce métier, que je voudrais éclaircir. Produire de la nourriture n’a rien de facile. Mais l’opulence des rayons de supermarché quels que soient le temps, le jour et la saison vient contredire cette réalité toute simple, évidente, qu’aucun paysan n’oserait remettre en question. Si c’était si difficile à produire, la bouffe, pourquoi ça déborderait ainsi ? Pourquoi ça dégueulerait dans une avalanche de promotions ? Là aussi, les paysans ont un problème, et un gros. D’ailleurs, il est peut-être lié au premier : ne plus être un monde, ou alors un vieux monde, sur la fin.
Rassurez-vous, je ne verse pas dans la nostalgie. Je ne rêve pas d’un retour aux valeurs inactuelles. Simplement, je médite souvent cette parole de Jésus : « Là où se trouve le cadavre, là se rassembleront les vautours. » Et il y en a, des vautours planant au-dessus du corps des paysans. Avec ceci de particulier qu’ils lui veulent tous du bien, qu’ils savent ce qui est bon pour lui, qu’il peut se laisser aller, que tout ira bien, dans le meilleur des mondes.
Cet article est tiré du second numéro du Cri. Pour découvrir notre magazine, plus d’hésitation, abonnez-vous !












